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Saturday, October 14, 2006

RWANDA: Expertise linguistique de Eugene SHIMAMUNGU


Querelle d'experts

La phase de défense du procès de Georges Rutaganda s'est ouverte le 8 février avec l'audition d'un témoin expert, le linguiste Eugène Shimamungu. Ce dernier a notamment présenté son analyse des pièces lui ayant été communiquées par le conseil de l'accusé. Une analyse qui n'aura visiblement pas convaincu les juges de la première chambre de première instance qui ont manifestement douté de l'objectivité et du caractère scientifique de son témoignage.

Nouvelle salle, vieux procès. En ce 8 février, la nouvelle salle d'audience inaugurée à l'occasion de la reprise du procès Rutaganda exhibe ses peintures fraîches et ses boiseries neuves. Mais, réunis après une interruption de plus de huit mois, les acteurs du procès du deuxième vice-président des Interahamwe za MRND se connaissent bien, trop bien peut-être. Au banc de la défense, Me Dickson fait face au substitut Holo Makwaia et à l'avocat général James Stewart, revenu pour l'occasion de La Haye où il exerce les fonctions de directeur des poursuites du TPIY. Le substitut Udo Gehring est également parvenu, mais pour un temps seulement, à quitter l'Allemagne et ses fonctions de procureur de la république fédérale.

Le docteur Shimamungu

Le premier témoin à décharge, l'expert linguiste Eugène Shimamungu, prend place dans le box situé bien loin du banc de la défense mais à quelques mètres seulement de celui du procureur. Agé de 38 ans, le témoin est docteur en sciences du langage, après avoir soutenu une thèse à l'Université Paris-Sorbonne sur la " systématique verbo-temporelle du kinyarwanda " et titulaire d'un diplôme d'études approfondies (DEA), spécialité communication politique. Il vient de publier aux éditions L'Harmattan un précis de grammaire du kinyarwanda sous le titre " Le Kinyarwanda, initiation à une langue bantoue ". Vivant en France depuis 1986, Eugène Shimamungu retourne au Rwanda en juin 1993 pour y exercer, pendant trois mois, les fonctions de chargé de cours à l'Université nationale du Rwanda et effectuer des recherches en vue d'un DEA sur la presse. Il revient aux pays des mille collines en novembre 1993 et y demeure jusqu'en janvier 1994, avant de regagner définitivement la France. Avant d'en venir au rapport d'expertise, Me Dickson demande au témoin s'il a déjà déposé dans d'autres procès. Réponse affirmative de ce dernier, qui déclare avoir été appelé comme témoin expert par la défense dans l'affaire Léon Mugesera, plaidée en 1996 devant la section d'arbitrage de la Commission canadienne de l'immigration et du statut de réfugié. Eugène Shimamungu a, à cette occasion, analysé le fameux discours prononcé par cet ancien responsable du MRND à Kabaya (préfecture de Gisenyi), le 22 novembre 1992. Il précise qu'il s'est également penché sur les " problèmes de traduction " soulevés par ce discours dont, pour sa part, le procureur du TPIR estime qu'il constituait un appel à la haine anti-tutsi.

La preuve par trois

Le docteur Shimamungu donne alors brièvement le plan en trois parties de son rapport, déposé comme pièce à conviction dans le procès de Georges Rutaganda. Il y a abordé, en premier lieu, le thème de la communication politique telle qu'observée au cours de la crise rwandaise, avant d'aborder, dans un second temps, le vocabulaire politique en usage à l'époque. Enfin, il a procédé à l'analyse d'un document vidéo lui ayant été transmis par la défense. Des extraits de cette cassette, versée par le procureur en pièce à conviction, ont été diffusés le 26 mai 1998 à l'occasion de la déposition à charge du cameraman britannique Nick Hughes. Eugène Shimamungu précise que son étude sur la communication politique se fonde sur les travaux effectués dans le cadre de son DEA et notamment sur les éléments qu'il a rassemblés au Rwanda entre juin 1993 et janvier 1994. Pour son analyse du vocabulaire politique, il s'est appuyé sur des " enquêtes auprès la population rwandaise expatriée ", sur ses connaissances propres et sur les mots qui lui ont été soumis par la défense. Faisant œuvre de lexicologue en cette matière, il a collecté ces mots avant d'en examiner les différents sens, usant à cette fin d'ouvrages écrits, et de les dater selon les périodes considérées.

Les nuances d'un discours

Après avoir évoqué dans un premier temps le vocabulaire politique utilisé au Rwanda en 1994 , Eugène Shimamungu a livré son analyse des images recueillies par Nick Hugues. Me Dickson avait précisé auparavant que sur les trois extraits considérés, deux avaient été projetés devant la cour : un meeting des Interahamwe tenu au cours de la période du multipartisme et des vues de Kigali qui auraient été prises en avril 1994 par un cameraman de la télévision rwandaise. Le troisième extrait, un discours de Juvénal Habyarimana, s'il figure bien dans la cassette versée en pièce à conviction, n'a pas été montrée au tribunal. L'avocate québécoise remarque toutefois que le témoin expert François-Xavier Nsanzuwera avait fait référence à ce discours au cours de sa déposition. Dans le premier extrait analysé, celui du meeting des Interahamwe, le linguiste dit reconnaître Mathieu Ngirumpatse et Robert Kajuga. Dans son discours, ce dernier, président des Interhamwe, désigne Mathieu Ngirumpatse en utilisant le terme de secrétaire général. Pour Eugène Shimamungu, le reportage a donc été réalisé avant que ce dernier accède aux fonctions de président du MRND, ce qui permettrait de le dater avec une précision relative. Pour l'expert, ce meeting s'est tenu au début de l'année 1992, à l'époque de la création du mouvement de jeunesse du MRND. Eugène Shimamungu a essayé de faire " une traduction littérale " des propos enregistrés et a observé des " écarts de temps en temps " dans la traduction effectuée en mai 1998 par un traducteur du tribunal. Se fondant sur la date à laquelle il situe la réunion, le docteur Shimamungu entreprend alors d'expliquer les expressions utilisées par Robert Kajuga, en les reliant à son souci de développer son mouvement. Ainsi cette directive du secrétaire général du MRND que le président des Interahamwe demande aux préfets d'appliquer ne serait autre qu'un appel au soutien au développement du mouvement et au recrutement de nouveaux membres. De même pour le " p! rogramme " fixé aux Interahamwe, programme qui viserait à l'augmentation des adhérents des jeunesses du MRND. Robert Kajuga indique ensuite que les Interahamwe sont prêts, et " que même si quelqu'un nous dit c'est demain lundi soir, qu'il nous le dise, et nous lui rendrons visite ". Selon Eugène Shimamungu, il s'agit d'une nouvelle allusion au processus de recrutement et aux volontaires éventuels. Il en va de même de cet objectif que les Interahamwe se sont fixés et qu'ils doivent atteindre. Eugène Shimamungu change ensuite d'analyse quand il commente les propos suivants tenus par Robert Kajuga : " Aucun de nos militants ne doit plus être molesté par des vagabonds ". Le linguiste rappelle alors que, au début de 1992, le MDR, alors adversaire du MRND dispose déjà de son mouvement de jeunesses, les Inguba (foudre) et que ces dernières se livrent à des dégradations matérielles et à des agressions contre des personnes. Le président des Interahamwe aurait donc simplement appelé à la lutte contre ses exactions.

Ennemi, mode d'emploi

Le docteur en sciences du langage en vient alors au passage le plus troublant du discours qu'il dit avoir traduit en respectant ses incohérences. " Actuellement ", déclame Robert Kajuga, " vous savez que notre pays a été attaqué par l'ennemi. Celui que certains ne tiennent pas pour des ennemis, ceux-là pour notre part sont devenus nos ennemis ". Pour Eugène Shimamungu, le sens de cette phrase pour le moins confuse est très clair. Si le MDR, grand rival à l'époque du MRND, ne tient pas le FPR comme un ennemi, alors le MDR est un ennemi du MRND en général et des Interahamwe en particulier. Robert Kajuga, remarque l'expert, emploie pour désigner cet ennemi le terme d'Umwaanzi désignant un adversaire avec lequel on peut discuter et non de celui d'Umubisha évoquant une idée d'ennemi mortel qu'il faut éliminer. Par cette nuance sémantique, le président des Interahamwe aurait indiqué à son auditoire qu'il était possible de dialoguer avec l'opposition, quand bien même celle-ci serait jugée " pro-FPR ". Les chants qui succèdent au discours de Robert Kajuga passent également au crible de l'analyse du docteur Shimamungu. Il les compare à l'Icyivugo, genre littéraire pratiqué notamment au cours des fêtes familiales et au cours duquel l'orateur loue ses faits d'armes. Plutôt qu'une menace, l'expert voit dans ses chants " une sorte de défi caractéristique de ce genre littéraire mais pas significatif dans les faits " même si, précise-t-il, dans la guerre des mots qui accompagne celle des armes, le FPR peut l'utiliser aux fins de dénoncer l'agressivité des Interahamwe. La traduction fournie par l'universitaire est d'ailleurs beaucoup plus modérée que celle effectuée huit mois plus tôt par le traducteur du TPIR. " Nous n'avons pas peur, nous faisons peur ", devient ainsi " On ne fait pas peur, on soigne " tandis que " nous ne nous faisons pas piétiner, au contraire nous piétinons " devient " on ne se fait pas piétiner, on avance ". Commentant le second extrait de la cassette vid! éo, où se succèdent les prises de vue des cadavres qui jonchent la capitale rwandaise en ce mois d'avril 1994, Eugène Shimamungu fait part de son émotion mais met aussitôt en doute le fait que ces images soient associées à des images prises à d'autres époques (comme le meeting qu'il situe en 1992). Pour lui, Nick Hugues " n'a pas mis les images à la suite pour rien. Si je vois cela à la suite, j'ai tendance à faire une liaison. On peut alors tout mélanger ".

Chiffon de papier ?

Le troisième et dernier extrait analysé reprend un discours prononcé par le président Juvénal Habyarimana au lendemain de la signature des accords d'Arusha. Comme l'avait évoqué François-Xavier Nsanzuwera en mars 1998, le chef de l'Etat aurait alors qualifié ces accords de chiffon de papier. Une traduction que conteste Eugène Shimamungu, qui soumet à son tour sa traduction du passage incriminé : " la paix c'est pas le papier, la paix c'est sur le cœur (…). Qu'il n'aille pas dire n'importe quoi et qu'au retour il nous apporte des papiers en guise de paix. Mais en fait les meetings n'ont pas commencé. Dès qu'ils commenceront, j'appellerai les Interahamwe et nous descendrons ". Le président Kama intervient alors pour demander qui est la personne visée dans cet extrait. " Le ministère des Affaires étrangères, membre du MDR " précise le témoin. " Et c'est le ministre des Affaires étrangères qui a ramené les accords d'Arusha " reprend le magistrat, l'expert répondant par l'affirmative. Le juge Aspegren demande pour sa part à Eugène Shimamungu de donner son interprétation de la dernière partie de cette " descente " évoquée par Juvénal Habyarimana. Le linguiste explique que, " se trouvant au nord, ils [le président et les Interahamwe] vont descendre au sud " pour y trouver de nouveaux adhérents en dehors des bastions du MRND situés au nord du pays. Il précise également que le verbe rwandais " kumanuka ", descendre de haut en bas, n'a aucune connotation agressive à la différence de son équivalent français. Il s'agirait donc d'une descente pacifique effectuée par le mouvement de jeunesse du MRND à la demande du président de la République.

Communication politique

Me Dickson demande alors au témoin de préciser les notions dégagées dans la partie de son rapport consacrée à la communication politique dans la crise rwandaise. Ce dernier rappelle qu'en cette matière, on n'établit pas la véracité des faits mais les croyances qui peuvent exister dans la population et les effets qu'elles peuvent avoir. Le docteur en sciences de langage commence par évoquer les mythes et les symboles qui peuplent l'univers mental rwandais, comme le rattachement de l'idée de pouvoir monarchique à l'ethnie tutsie. Il souligne également qu'à la fissure ethnique qui divise le pays s'ajoute une " fissure géographique " Nord-Sud qui s'est développée depuis l'indépendance. Enfin, il remarque que " le pouvoir est conçu au Rwanda comme quelque chose qui crée l'horreur ". Et de rappeler que, sous la monarchie, le tambour, symbole du pouvoir, était régulièrement arrosé de sang et qu'il portait les dépouilles génitales des vaincus. " Tragiquement '" poursuit-il, " ce stéréotype [associant pouvoir et horreur] est resté constant " tout au long de l'histoire rwandaise. Délaissant les mythes et les symboles, Eugène Shimamungu évoque deux phénomènes qui ont bouleversé la scène politique rwandaise : la démocratisation et l'intégration du pays dans " le village mondial " de l'information, cher à Mac Luhan. La combinaison de ces deux facteurs aurait notamment permis à ceux qui disposaient de moyens financiers suffisants d'imposer ses idées au plus grand nombre.

Méthode scientifique

Dans son contre-interrogatoire, Udo Gehring reprend tout d'abord les définitions de certains termes telles que mentionnées dans le rapport d'expertise pour y opposer celles avancées par des experts renommés de la question rwandaise. Il en va ainsi du terme inyenzi que les Hutus auraient utilisé tout d'abord pour désigner péjorativement les Tutsis, avant que certains de ceux-ci ne le reprennent à leur compte. Le substitut s'étonne qu'Eugène Shimamungu n'ait pas tenu à citer et à discuter cette hypothèse. Ce dernier explique qu'il ne l'a pas retenue parce qu'il ne la jugeait pas " pertinente ". " Est-ce votre méthode ? " intervient le juge Aspegren. " Quand vous avez des choses écrites qui ne vous plaisent pas, vous ne les citez pas ? Vous ne trouvez pas scientifique de prendre des idées, de les discuter et ensuite de construire une théorie ? ". " Quand ce n'est pas pertinent, je ne le retiens pas " répond le témoin. C'est alors au tour du président Kama de remarquer que " la méthode scientifique est fondée sur le doute " avant d'ajouter que, si l'expert avait une théorie sur la définition d'Inyenzi, il aurait pu toutefois citer d'autres opinions. " C'est la véritable méthode scientifique " conclut le magistrat sénégalais.

Le précédent Mugesera

Udo Gehring ne peut que constater que ses doutes semblent partagés par les juges et il s'engouffre dans la brèche pour suggérer le manque d'objectivité de l'expert présenté par la défense. L'heure arrive de sortir sa carte maîtresse. - " Vous avez déposé dans l'affaire Mugesera ? - Oui. - Pourquoi ne le mentionnez-vous pas dans votre curriculum vitae ? - J'ai un CV scientifique. Quand je me promène dans les prétoires, ce n'est pas un sujet que je mettrais dans un CV. - Devant la cour c'est toutefois pertinent. Vous connaissez l'impact que votre témoignage avait eu au Canada ? " Le substitut demande alors au témoin si son témoignage a été retenu par la cour canadienne. Eugène Shimamungu répond par la négative. Me Dickson prend alors la parole pour rappeler que le jugement Mugesera a été cassé en appel. Mais le procureur précise qu'il s'intéresse bien au jugement en première instance. Le président Kama demande alors au linguiste s'il sait pourquoi son témoignage n'a pas été retenu. " Je ne sais pas " répond Eugène Shimamungu, " je ne peux que dire que non ". Udo Gehring verse alors en pièce à conviction la décision de la section d'arbitrage de la Commission canadienne de l'immigration et du statut de réfugié dans la cause entre Léon Mugesera et le ministre de la citoyenneté et de l'immigration. Le substitut du procureur se tourne alors vers le témoin, en lui lançant : " Vous dites que vous ne connaissez pas les raisons pour lesquelles votre témoignage a été rejeté ? ". Sans attendre sa réponse, il entreprend de citer des extraits de la décision d'arbitrage qui s'avèrent rapidement accablants pour l'expert linguiste. L'arbitre canadien appuie son rejet du témoignage d'Eugène Shimamungu d'un grand nombre d'exemples. L'expert aurait notamment traduit les mêmes verbes de façon différente selon qu'ils s'appliquaient à l'action de membres du FPR ou de leurs " complices " ou à celle de membres du parti de Léon Mugesera. Il aurait également dit qu'il ne savait pas que Léo! n Mugesera était hutu alors que des pièces en sa possession l'attestaient. L'arbitre de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié souligne également qu'Eugène Shimamungu était président de l'Alliance pour le retour des réfugiés et la démocratie au Rwanda. Cette dernière révélation entraîne aussitôt une intervention des juges Kama et Aspegren, qui s'étonnent que le témoin n'ait pas fait mention de ce fait quand le magistrat suédois lui a demandé s'il était membre d'une organisation politique. " Pourquoi ne pas avoir informé le tribunal quand j'ai posé la question ? " demande Lennart Aspegren. " J'ai pensé à la question dans l'immédiat " répond le témoin. Le moment est venu pour le juge Pillay d'intervenir. Comme à son habitude, elle adopte un ton posé mais implacable : - " Le jugement [Mugesera] dit que, à la page 70 de votre rapport d'expert, vous avez dit que tous les rapports des Nations unies sont produits par des agents pro-FPR, que ses rapports ont une filiation certaine avec l'Ouganda, pays des agresseurs du Rwanda, que les enquêteurs internationaux sont des infiltrés du FPR. Avez-vous vraiment dit cela ? Le pensez-vous toujours ? - C'est une idée que je me suis faite à ce moment-là. Je n'ai pas d'idée maintenant. - Vous êtes de la même opinion ? - Je n'ai pas repris les recherches à ce moment-là. - Vous n'avez pas changé d'avis ? - C'est ce que j'ai dit à ce moment-là et maintenant je n'ai pas d'éléments pour affirmer cela. - Vous avez bien dit que vous n'affirmiez plus cette opinion ? - Je ne l'affirme plus. - Vous avez changé d'opinion. - Je ne l'affirme plus. Je ne peux pas le confirmer". En conclusion, le président Kama interroge : " Pensez-vous que votre rapport [déposé dans l'affaire Rutaganda] est équilibré ? ". Pour le magistrat, la réponse semble être contenue dans la question. " Je pense qu'il est équilibré et objectif " répond le docteur Shimamungu.
Arusha, le 15 février 1999

La survivante et l'itinérante

Deux femmes, les témoins protégés DEE et DZZ, ont déposé du 9 au 11 février devant la première chambre de première instance. Tutsie, DEE a notamment expliqué comment elle avait été sauvée par Georges Rutaganda. DZZ, qui a brièvement rencontré l'accusé, a essentiellement évoqué les conditions qui prévalaient à l'école technique officielle de Kigali en avril 1994.
DEE est une jeune femme de 27 ans. Tutsie, elle est venue contribuer à la défense de celui qui lui a sauvé la vie. En avril 1994, elle réside avec son mari hutu dans la préfecture de Kigali. Enceinte de six mois, elle est sous perfusion et placée sous surveillance médicale. Dans la nuit du 6 au 7 avril, à trois heures du matin, le téléphone sonne chez elle. Un appel de Bruxelles qui annonce la mort du président Habyarimana. Deux heures plus tard, elle en a la confirmation par la radio. Pour elle, " la mort du président est une nouvelle inquiétante " dans l'atmosphère qui prévaut alors à Kigali. Trois jours environ après l'attentat contre l'avion présidentiel, trois personnes se présentent à son domicile. La première est en uniforme militaire. Les deux autres, armées, sont en civil. Ils demandent les cartes d'identité et inspectent l'intérieur de la maison. Elle a alors la présence d'esprit d'indiquer qu'elle a oublié sa carte sur son lieu de travail. DEE sait déjà que des Tutsis ont été tués et elle pense que la mention portée sur ses papiers d'identité constitue un danger mortel. Les inconnus se contentent de son explication et quittent la maison.

Nourrie par Georges

Sans assistance médicale, l'état de DEE ne tarde pas à se compliquer. Elle parvient à quitter son domicile vers le 12 avril pour être hospitalisée à la maternité du Centre hospitalier de Kigali (CHK). Elle va y rester deux jours, au cours desquels elle sera nourrie par les soins d'un certain Georges. Le troisième jour, des personnes se présentent à l'hôpital et lui déclarent que son mari leur a demandé de l'emmener chez ce même Georges, que l'on devine très vite n'être autre que Georges Rutaganda. DEE précisera plus tard qu'elle connaissait des membres de sa famille avant la guerre mais qu'il ne s'agissait pas de liens amicaux. Elle parvient à franchir sans encombre la barrière située non loin du CHK. Ses occupants ne lui demandent pas ses papiers d'identité. DEE arrive alors dans " un endroit qu'on appelait Amgar. Il y avait un garage et un grand bâtiment qui ressemble à un bâtiment d'habitation. Entre les deux, un grand espace. Je suis allé dans la maison ". Elle y retrouve un groupe d'une dizaine d'hommes, de femmes et d'enfants. DEE voit en eux des " gens ordinaires, en bonne santé ". " Il y en avait qui étaient tristes " ajoute-t-elle. Elle apprend vite qu'elle n'est pas la seule Tutsie présente sur les lieux. " Il y en avait avec moi que je pouvais voir mais il y en avait d'autres qui étaient cachés dans d'autres endroits. " DEE va rester au garage Amgar pendant trois jours. Il lui arrive de sortir de la maison pour " prendre un peu de soleil " et elle se promène à l'occasion dans l'enceinte. Me Dickson saisit aussitôt l'occasion : - " Avez-vous vu des prisonniers ? - Je n'en ai pas vu. - Avez-vous vu des gens maltraités, battus, torturés ou tués ? - Je n'ai rien vu de tel. A l'extérieur, j'entendais des coups de feu mais c'était le cas dans toute la ville. " Le témoin rencontre chaque jour Georges Rutaganda. Celui-ci est en tenue civile, sans arme d'aucune sorte.

Manque d'autorité

Vers le 17 avril, DEE quitte le garage Amgar à bord d'un véhicule, une jeep Mercedes-Benz, conduit par Georges Rutaganda mais ne lui appartenant pas. La voiture fait route vers la préfecture de naissance du témoin et ne tarde pas à rencontrer une première barrière. Ses occupants procèdent à un contrôle des cartes d'identité. " Mais je n'ai pas donné ma carte " se souvient DEE, " une jeune femme hutue devant moi m'a donné la sienne, le garde n'a rien vu et n'a pas regardé la photo ". Elle observe que Georges Rutaganda doit également présenter ses papiers. " Quelle attitude avait Georges Rutaganda à la barrière ? "demande Tiphaine Dickson. " Il a été considéré comme tout le monde " répond DEE. La voiture repart mais elle rencontre une seconde barrière, " moins forte " précise la jeune femme, ajoutant qu'il n'y avait pas beaucoup d'occupants. Ces derniers se contentent d'ouvrir les portes de la jeep et la laisse repartir. De nouveau, DEE précise, en réponse aux questions posées par le conseil de Georges Rutaganda, que ce dernier n'a pas eu de rapports particuliers avec les personnes en faction à la barrière et qu'il n'exerçait manifestement aucune autorité sur eux.

" Il fallait me tuer "

Le voyage manque de tourner court à la troisième barrière, dressée au niveau de la station d'essence de Nyabugogo (Kigali). L'endroit est bien gardé. Deux militaires en tenue arborent un armement conséquent. Nouvelle demande des cartes d'identité mais, cette fois-ci, DEE ne peut recourir à un subterfuge. Elle montre sa carte avec la mention tutsie et on la fait aussitôt sortir du véhicule. " On m'a dit que je ne pouvais pas passer cette barrière, qu'il fallait me tuer comme ils avaient fait pour les autres " raconte le témoin. Georges Rutaganda est à ses côtés, sa carte d'identité à la main. Ils les supplie alors de ne pas tuer la jeune femme. " Il leur a dit qu'en tout état de cause tuer une dame ne les avantagerait en rien, qu'ils ne me connaissaient pas et que je n'étais pas un danger pour eux. Bien entendu cela n'a pas marché. " Me Dickson poursuit sa logique. " A partir de ce que vous avez observé, Monsieur Rutaganda était-il en mesure d'ordonner quelque chose aux gens qui étaient sur la barrière ? " " Non ", répond DEE, " moi j'ai été surprise. J'ai vu qu'ils ne le connaissaient même pas. Je savais que Georges était quelqu'un de très connu au sein du MRND. Cela m'a tellement surpris que j'ai perdu tout le courage que j'avais. Je me disais : si Georges Rutaganda, ils ne le connaissent pas, que va-t-il arriver à moi, à ma petite personne ? ". Le deuxième vice-président des Interahamwe prend ses interlocuteurs à part et continue à les supplier. Il donne de l'argent à un homme en tenue militaire l'arme à la main. L'homme les laisse finalement passer. Le pire reste pourtant à venir. A la quatrième barrière rencontrée depuis le début de son voyage, DEE remarque des "gens qui étaient comme des fous. Ils étaient furieux et criaient partout ". A leur arrivée, les occupants de la barrière se disent heureux d'avoir retrouvé la voiture qu'ils cherchaient. La veille au soir, la RTLM avait diffusé un message indiquant que la voiture devait être recherchée car elle allai! t chercher des Tutsis afin de les cacher quelque part. La radio a pris soin de diffuser le numéro d'immatriculation de la jeep. Le propriétaire du véhicule, que DEE a rencontré au garage Amgar, ne fait heureusement pas partie du voyage. " On nous a dit de sortir du véhicule très rapidement, que si nous tardions, ils allaient lancer une grenade dans le véhicule ". In extremis, la Mercedes-Benz parvient à rebrousser chemin sans plus de conséquence. Georges Rutaganda emprunte un autre itinéraire qu'à l'aller. Le véhicule parvient sans encombre au garage Amgar. Ses occupants apprennent alors qu'un premier groupe, où le mari de DEE a pris place, a pu passer les barrières sans problème. Ce premier groupe est parti avec " un certain Robert Kajuga " que le témoin décrit comme étant " le président du MRND ".

" C'était comme s'il suppliait "

DEE repart dès le lendemain matin dans un autre véhicule, mais toujours avec Georges Rutaganda. Ils sont accompagnés de la mère et de la sœur de ce dernier. Une dame, que le témoin dit très bien connaître, se joint au groupe. Le voyage se déroule cette fois-ci sans problème. Me Dickson demande une nouvelle fois d'expliquer pourquoi le responsable des Interahamwe ne lui semblait pas en position d'autorité quand ils franchissaient les barrières. " On passait ", répond DEE, " ils lui demandaient où il allait, ils disaient : vous les hommes, vous nous laissez seuls alors qu'il nous faut faire la guerre. Il leur disait que les vieilles femmes devaient quitter le champ de bataille. Il leur disait calmement, c'était comme s'il suppliait. C'est ce qui me surprenait tant ". " A quoi vous attendiez-vous ? " demande l'avocate québecoise. " Etant donné sa position, étant donné que je savais que le parti était très fort, je me demandais si c'était lui qui organisait tout cela, qui était à la tête de tout cela. Tout le monde devait le connaître étant donné qu'il était membre d'un parti fort. " Après avoir passé une nuit dans la maison des parents de Georges Rutaganda, en commune de Masango, DEE retrouve son époux et arrive à sa destination finale, dans la préfecture de Butare. Elle continue à voir Georges Rutaganda à différentes reprises en avril et en mai 1994. Environ un mois après être arrivée en préfecture de Butare, elle la quitte, seule, pour Gikongoro. A cette période, DEE a détruit sa carte d'identité et s'est vue procurer une nouvelle carte avec la mention hutue. Une semaine plus tard, soit entre le 17 et le 19 juin 1994, DEE gagne Cyangugu en compagnie de sa belle-sœur qui vient d'accoucher et de Georges Rutaganda. Après une nuit passée dans un village, le propriétaire du garage Amgar conduit les deux femmes à Bukavu où, le 9 juillet 1994, DEE donne naissance à son enfant.

Récompense

A l'issue de l'interrogatoire principal, le juge Aspegren pose une série de questions au témoin, lui demandant notamment si, entre avril et juin 1994, DEE s'est trouvée en permanence tout près de l'accusé. " Moi je vivais avec ma famille et lui chez lui " répond-elle. Et le magistrat de se faire confirmer qu'il y a donc " certains moments, certains jours voire certaines semaines "où DEE n'a pas vu Georges Rutaganda. L'avocat général James Stewart ramène DEE à Amgar. Outre la dizaine de personnes qu'elle a rencontrées lors de son arrivée du CHK, elle n'y a rencontré personne. " Mais " ajoute-t-elle, " il y avait une personne qui m'a confié que d'autres personnes dont ses cousins et cousines étaient cachés ailleurs ". Au hasard d'une question du procureur, la jeune femme évoque l'histoire d'un jeune homme tutsi dont elle a entendu parler. Ce jeune homme, arrêté à la barrière située non loin du garage Amgar, aurait déclaré qu'il n'était pas tutsi. Pour le mettre à l'épreuve, on lui aurait alors demandé de citer une personne hutue dont il était parent. Il aurait déclaré être le petit frère de Georges Rutaganda et on l'aurait amené à Amgar pour que l'intéressé le confirme. Selon l'histoire entendue par DEE, Georges Rutaganda aurait alors affirmé qu'il s'agissait bien de son petit frère, lui laissant ainsi la vie sauve. Une histoire qui rappelle fort celle racontée par le témoin de l'accusation BB, le 29 mai 1998. DEE déclare pourtant ne rien savoir de cette déposition et répète qu'elle a entendu ce récit de la bouche de témoins directs. James Stewart s'attache ensuite à la situation familiale du témoin. Il établit que celle-ci jouit d'un niveau de vie relativement aisé et que son époux dispose de moyens financiers confortables. Il établit encore que le mari de DEE connaît Georges Rutaganda. Le procureur pose ses filets avec précaution : - " Est-il normal de se présenter chez un homme puissant si on est en difficulté ? - Oui. - Si on en a les moyens, n'est-il pas norm! al de récompenser la personne puissante ? - Oui. " Le canadien enchaîne aussitôt. -" Etes-vous en mesure de nous dire si votre mari a payé M. Rutaganda pour vous faire sortir de Kigali ? - Il ne lui a rien donné. - Comment êtes-vous en mesure de le confirmer ? - Je peux le confirmer parce qu'à ce moment-là il n'avait rien. A ce moment-là, personne ne pouvait aller à la banque. Qu'est-ce qu'il pouvait lui donner ? " Les questions des juges succèdent à celles du procureur mais le sujet reste le même. Le juge Aspegren suggère notamment au témoin que son mari aurait pu confier à Georges Rutaganda que, plus tard, " quand il pourrait aller à la banque ", il pourrait le récompenser. " Pour ce qui est de la banque ", rétorque DEE, " nous étions au Zaïre et les banques étaient restées à Kigali ".

L'ETO en avril

A la différence de DEE, DZZ, 32 ans, est hutue et elle n'aura vu qu'une fois Georges Rutaganda, qu'elle connaissait par ailleurs "pour des raisons de service ", entre avril et juillet 1994. Le 15 avril, à Kigali où elle réside, DZZ est à la recherche de nourriture et elle entre par hasard dans le domicile du deuxième vice-président des Interahamwe et trouve dans son salon un groupe de personnes hutues et tutsies conversant et riant. Elle les quitte après une brève conversation avec le propriétaire des lieux. L'essentiel du témoignage de DZZ, qui a reconnu avoir un lien de parenté avec un autre accusé en détention à Arusha, porte donc sur le séjour qu'elle effectue à l'ETO de Kigali du 7 au 10 avril 1994, après avoir fui son domicile. Elle trouve sur place un foule qu'elle estime à plus de 2000 personnes, en majorité tutsies. Le 9 avril, la rumeur court que les soldats belges de la MINUAR qui gardaient l'ETO, étaient sur le point de partir. DZZ observe alors que " les gens commençaient à partir. Il y en avait qui disaient qu'ils voulaient aller au stade Amahoro, d'autres rentraient chez eux ou ne savaient pas où aller ". Quand elle quitte l'ETO, le 10 avril au soir, pour finalement regagner son domicile, DZZ déclare qu'il ne serait resté qu'environ 500 personnes. Détail important, elle précise qu'elle n'a vu personne autour de l'école quand elle a quitté les lieux. Le témoin voit à deux reprises des militaires du FPR pénétrer dans l'enceinte de l'école et converser avec des soldats belges. Elle a reconnu les premiers grâce à leurs uniformes qu'elle a eu l'occasion d'observer avant la guerre quand des unités du FPR stationnaient dans la capitale.

Confrontation

Lors du contre-interrogatoire, le pondéré James Stewart a parfois du mal à dissimuler son agacement devant ce qu'il estime être les contre-vérités du témoin. Au chiffre de 500 personnes, il oppose les 2000 personnes observées par le capitaine belge Luc Lemaire, qui a déposé devant le tribunal en 1997, lors du départ des casques bleus le 11 avril. " N'avez-vous pas exagéré de façon grossière le nombre des gens partis avant le départ des militaires de la MINUAR ? " assène-t-il. " On voyait très bien ", rétorque DZZ, " qu'il y avait des gens qui avaient quitté l'endroit par rapport au nombre de gens qui y étaient [auparavant] ". Même constat sur ces militaires du FPR, dont l'avocat général trouve la présence " invraisemblable " en plein jour et dans une zone contrôlée à l'époque par les FAR. Même obstination du témoin qui maintient ses déclarations. De même qu'elle maintiendra n'avoir vu personne autour de l'ETO le 10 avril au soir, alors que James Stewart cite une nouvelle fois le témoignage de Luc Lemaire qui, le lendemain matin, observe un groupe de personnes attendant à 300 mètres de l'ETO. En réponse aux questions des juges Kama et Pillay, DZZ a encore le temps d'affirmer que le contrôle des cartes d'identité aux barrières n'avait qu'un seul but : la détection des cartes falsifiées utilisées par les " infiltrés " du FPR. Elle dit également qu'après avoir quitté Kigali pour Kibuye après la mi-avril, elle n'a pas remarqué de cadavres, que ce soit dans la capitale ou sur la route menant au Lac Kivu. Autant d'affirmations qui rencontrent le scepticisme des magistrats visiblement soulagés de lever la séance.

Jean Chichizola
Le 15 février 1999

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